mardi 10 mars 2009

Gustave Le Gray, hypothèse de l'auto-portrait

Par Philippe & Marion Jacquier

Gustave Le Gray (1820-1844) est considéré aujourd'hui comme l'un des photographes majeurs du 19ème siècle. Formé à l'école de la peinture, il connut une renommée prodigieuse grâce à la photographie où il se distingua par la virtuosité de son style. Son heure de gloire fût éclatante mais brève : de 1850 à 1860 à Paris, il réalisa des oeuvres magistrales, dont les célèbres Marines, qui lui valurent une reconnaissance internationale.

Cependant, on sait peu de chose de la fin de sa vie. Après avoir fui la France en 1860, acculé par ses créanciers, il séjourne à Alexandrie avant de s'installer définitivement au Caire en 1864. Sa réputation de photographe lui vaut de recevoir quelques commandes officielles du vice-roi Ismaïl Pacha, mais c'est un poste de professeur de dessin à l'Ecole militaire qui va assurer sa subsistance durant près de 20 ans. Il habitera successivement deux vieilles maisons du Caire, la première rue Nubar (aujourd'hui rue Goumouriyya), la seconde, rue Souk-el-Zelat, dans le palais Aroussi. On sait aussi qu'un an avant sa mort, il eut un enfant d'une jeune Grecque de 20 ans avec qui il vivait.

A son décès en 1884, l'inventaire de ses biens mentionne, outre quelques meubles, du matériel de peintre, une chambre photographique, des manuels de chimie, seulement 322 négatifs sur verre ainsi qu'un certains nombres de tirages et négatifs papiers. C'est bien peu de chose pour apprécier l'activité artistique de ce photographe d'exception durant les 23 années de son exil, mais c'est aussi juste ce qu'il faut de mystère pour que se dessine l'image de l'artiste déchu envoûté par les charmes de l'Orient.
Dans cette grande zone d'ombres, la découverte d'une photographie représentant l'atelier de Gustave Le Gray au Caire apporte un rai de lumière inespéré et une émotion intense.


PHOTO B - Casa Legray (Rue Nubar). le Caire vers 1882-84 - 17,5x12,8cm
Beniamino Fachinelli (coll. particulière)


Installé dans la cour d'une vieille demeure arabe, l'atelier est rudimentaire. A première vue, on démêle mal l'activité du peintre et celle du photographe : une imposante toile représentant les Tombeaux des Califes au Caire aimante le regard ; à côté, une chambre photographique dressée sur son pied est recouverte d'un voile.

On est à mille lieux de la magnificence de l'atelier du boulevard des Capucines à Paris qui a précipité la ruine du photographe et sa fuite en Egypte, pourtant nous sommes bien en présence de l'atelier de Le Gray dans la maison qu'il a habitée rue Nubar entre 1864 et 1869.

C'est l'oeil expert de Pierre-Marc Richard qui en rapprochant cette image d'une photographie prise par Benjamino Fachinelli dans la même maison quelques années plus tard, apporte la preuve : un même défaut sur le mur, une même brisure au pied de la colonne identifient le lieu avec certitude. (voir détails ci-après).

PHOTO C - Détail photo de l'atelier rue Nubar

Détail PHOTO B - Fachinelli

Evidemment, on aimerait pouvoir attribuer cette photographie au maître des lieux, y voir une subtile mise en scène de l'artiste, le désordre savamment organisé de son atelier. Mais les connaisseurs de l'oeuvre de Le Gray peigneront à reconnaître dans cette image modeste, de petit format, la grandeur de son style.
Les éléments dont nous disposons nous conduisent vers une autre hypothèse. Cette photographie d'atelier, ainsi qu'une autre, prise dans la même cour, représentant une femme en train de laver le linge (photo A) faisaient partie d'un ensemble de clichés pris en Egypte en 1865 par le photographe d'origine anglaise Ludovico Wolfgang Hart. Ce lot s'inscrivait dans le vaste projet, conçu par Hart et le journaliste français Charles Lallemand, de constituer une Galerie universelle des peuples en photographiant des costumes traditionnels. Cette ambition ethnographique s'accordait bien au style de Hart qui, loin de reproduire les clichés exotiques de l'époque, photographiait en extérieur, sur le vif.

C'est ce projet qui conduit Hart et Lallemand en Egypte en mars 1865. Quand ils débarquent au Caire, on peut penser qu'ils cherchent naturellement à rencontrer le célèbre photographe français encore tout auréolé de sa gloire.
Dans un article écrit en 1865 pour le British journal of photography, Hart note "Gustave Le Gray, qui travaille ici depuis quelques temps, a complètement délaissé la photographie pour consacrer tout son temps et son talent à la peinture". Lors de cette rencontre, le photographe anglais, munie d'une petite chambre photographique, profite-t-il de l'occasion pour photographier, si ce n'est le Maître, tout du moins son atelier ? Dans la foulée, et dans le style documentaire qui est le sien, il fixe également l'image de cette femme accroupie en train de faire la lessive, plus loin dans la cour.

PHOTO A - Cour de la maison de Gustave Le Gray, rue Nubar - Le Caire vers 1865-70 - 16,4 x 11,2cm
Photographe non identifié - Coll. Lumière des Roses


D'où vient le charme mystérieux qui émane de cette vue d'atelier ? A bien la regarder, elle est étonnement bien composée. A-t-elle été faite à quatre mains ? La toile centrale rappelle que ces mêmes tombeaux ont été photographiés par Le Gray quelques années auparavant. Le voile qui recouvre la chambre photographique est-il le signe du deuil de la photographie ? Peut-on voir là une sorte d'auto-portrait, celui d'un artiste qui s'est toujours dit peintre et photographe en même temps ?

Finalement, la question de la paternité de cette vue d'atelier importe-t-elle vraiment ? Si elle nous émeut, c'est parce qu'elle est une image intime de Gustave Le Gray comme on ne l'a jamais vue. L'essentiel de sa vie se trouve rassemblé là, dans le dépouillement de cet atelier sommaire, peinture et photographie mêlées.

Philippe & Marion Jacquier
Galerie Lumière des Roses