mardi 10 mars 2009


Atelier de Gustave Le Gray au Caire vers 1865-70 - 12x17,5cm
Photographe non identifié. Coll. lumière des Roses

Restée jusque là mystérieuse, la fin de la vie de Gustave Le Gray au Caire se retrouve soudain dévoilée par une photographie inédite de son atelier. L'évidente mise en scène, avec ses jeux de miroirs entre photographie et peinture, sous-entend la connivence du Maître à la composition finale.
Un testament ?

Gustave Le Gray, hypothèse de l'auto-portrait

Par Philippe & Marion Jacquier

Gustave Le Gray (1820-1844) est considéré aujourd'hui comme l'un des photographes majeurs du 19ème siècle. Formé à l'école de la peinture, il connut une renommée prodigieuse grâce à la photographie où il se distingua par la virtuosité de son style. Son heure de gloire fût éclatante mais brève : de 1850 à 1860 à Paris, il réalisa des oeuvres magistrales, dont les célèbres Marines, qui lui valurent une reconnaissance internationale.

Cependant, on sait peu de chose de la fin de sa vie. Après avoir fui la France en 1860, acculé par ses créanciers, il séjourne à Alexandrie avant de s'installer définitivement au Caire en 1864. Sa réputation de photographe lui vaut de recevoir quelques commandes officielles du vice-roi Ismaïl Pacha, mais c'est un poste de professeur de dessin à l'Ecole militaire qui va assurer sa subsistance durant près de 20 ans. Il habitera successivement deux vieilles maisons du Caire, la première rue Nubar (aujourd'hui rue Goumouriyya), la seconde, rue Souk-el-Zelat, dans le palais Aroussi. On sait aussi qu'un an avant sa mort, il eut un enfant d'une jeune Grecque de 20 ans avec qui il vivait.

A son décès en 1884, l'inventaire de ses biens mentionne, outre quelques meubles, du matériel de peintre, une chambre photographique, des manuels de chimie, seulement 322 négatifs sur verre ainsi qu'un certains nombres de tirages et négatifs papiers. C'est bien peu de chose pour apprécier l'activité artistique de ce photographe d'exception durant les 23 années de son exil, mais c'est aussi juste ce qu'il faut de mystère pour que se dessine l'image de l'artiste déchu envoûté par les charmes de l'Orient.
Dans cette grande zone d'ombres, la découverte d'une photographie représentant l'atelier de Gustave Le Gray au Caire apporte un rai de lumière inespéré et une émotion intense.


PHOTO B - Casa Legray (Rue Nubar). le Caire vers 1882-84 - 17,5x12,8cm
Beniamino Fachinelli (coll. particulière)


Installé dans la cour d'une vieille demeure arabe, l'atelier est rudimentaire. A première vue, on démêle mal l'activité du peintre et celle du photographe : une imposante toile représentant les Tombeaux des Califes au Caire aimante le regard ; à côté, une chambre photographique dressée sur son pied est recouverte d'un voile.

On est à mille lieux de la magnificence de l'atelier du boulevard des Capucines à Paris qui a précipité la ruine du photographe et sa fuite en Egypte, pourtant nous sommes bien en présence de l'atelier de Le Gray dans la maison qu'il a habitée rue Nubar entre 1864 et 1869.

C'est l'oeil expert de Pierre-Marc Richard qui en rapprochant cette image d'une photographie prise par Benjamino Fachinelli dans la même maison quelques années plus tard, apporte la preuve : un même défaut sur le mur, une même brisure au pied de la colonne identifient le lieu avec certitude. (voir détails ci-après).

PHOTO C - Détail photo de l'atelier rue Nubar

Détail PHOTO B - Fachinelli

Evidemment, on aimerait pouvoir attribuer cette photographie au maître des lieux, y voir une subtile mise en scène de l'artiste, le désordre savamment organisé de son atelier. Mais les connaisseurs de l'oeuvre de Le Gray peigneront à reconnaître dans cette image modeste, de petit format, la grandeur de son style.
Les éléments dont nous disposons nous conduisent vers une autre hypothèse. Cette photographie d'atelier, ainsi qu'une autre, prise dans la même cour, représentant une femme en train de laver le linge (photo A) faisaient partie d'un ensemble de clichés pris en Egypte en 1865 par le photographe d'origine anglaise Ludovico Wolfgang Hart. Ce lot s'inscrivait dans le vaste projet, conçu par Hart et le journaliste français Charles Lallemand, de constituer une Galerie universelle des peuples en photographiant des costumes traditionnels. Cette ambition ethnographique s'accordait bien au style de Hart qui, loin de reproduire les clichés exotiques de l'époque, photographiait en extérieur, sur le vif.

C'est ce projet qui conduit Hart et Lallemand en Egypte en mars 1865. Quand ils débarquent au Caire, on peut penser qu'ils cherchent naturellement à rencontrer le célèbre photographe français encore tout auréolé de sa gloire.
Dans un article écrit en 1865 pour le British journal of photography, Hart note "Gustave Le Gray, qui travaille ici depuis quelques temps, a complètement délaissé la photographie pour consacrer tout son temps et son talent à la peinture". Lors de cette rencontre, le photographe anglais, munie d'une petite chambre photographique, profite-t-il de l'occasion pour photographier, si ce n'est le Maître, tout du moins son atelier ? Dans la foulée, et dans le style documentaire qui est le sien, il fixe également l'image de cette femme accroupie en train de faire la lessive, plus loin dans la cour.

PHOTO A - Cour de la maison de Gustave Le Gray, rue Nubar - Le Caire vers 1865-70 - 16,4 x 11,2cm
Photographe non identifié - Coll. Lumière des Roses


D'où vient le charme mystérieux qui émane de cette vue d'atelier ? A bien la regarder, elle est étonnement bien composée. A-t-elle été faite à quatre mains ? La toile centrale rappelle que ces mêmes tombeaux ont été photographiés par Le Gray quelques années auparavant. Le voile qui recouvre la chambre photographique est-il le signe du deuil de la photographie ? Peut-on voir là une sorte d'auto-portrait, celui d'un artiste qui s'est toujours dit peintre et photographe en même temps ?

Finalement, la question de la paternité de cette vue d'atelier importe-t-elle vraiment ? Si elle nous émeut, c'est parce qu'elle est une image intime de Gustave Le Gray comme on ne l'a jamais vue. L'essentiel de sa vie se trouve rassemblé là, dans le dépouillement de cet atelier sommaire, peinture et photographie mêlées.

Philippe & Marion Jacquier
Galerie Lumière des Roses

Gustave Le Gray, Inventaire avant décès ou l'atelier déserté.

par Pierre-Marc Richard

Les recherches consécutives à la découverte de deux photographies d'Egypte apportent quelques précisions sur les divers domiciles de Gustave Le Gray au Caire ainsi qu'une illustration photographique inespérée de sa vie orientale.
Des demeures de Gustave Le Gray, on connaissait deux photographies de Beniamino Fachinelli (Coll. Part.), photographe au Caire de 1882 à 1884. La première photographie (17,4 x 11,3cm), numérotée 740 à l'endroit et à l'envers dans le négatif, porte au dos la mention : "Maison du Cheikh Amed Moussa el Aroussi rue Souk el Zelat", et à l'encre rouge, rayée au crayon : "Corte à Bâb el Seriareia". Il existe des variantes de cette photographie par Pascal Sebah et Légékian. La seconde photographie (17,5 x 12,8cm) numérotée au dos 744 porte la légende : "pris la casa Legray" ainsi que le cachet aveugle "B. Fachinelli Caire". Ces deux clichés représentent deux tartabouch différents (préau dans la cour intérieure de la maison d'environ 7m de large sur 7m de hauteur), or il n'y a jamais deux tartabouch dans ces petits palais du 18eme siècle.
C'est le rapprochement de la vue d'atelier récemment découverte avec la seconde photographie (N°744) qui a permis d'identifier le lieu comme étant le premier domicile de Le Gray et d'y rattacher une autre vue verticale prise dans une autre partie de cette même maison.(voir photos A,B & C).

Plan du Palais Aroussi rue Souk-el-Zelat (deuxième maison de Le Gray)
Sur ce plan on distingue deux habitations. Le Gray a habité celle de droite.


Ainsi, la localisation de la première photographie de Fachinelli (N°740), confirmée par deux photographies publiées en 1933 par Peauty dans son livre "Les Palais du Caire" (dessin D d'après ces deux photographies), ainsi qu'un plan d'architecte sans date ni auteur (dessin E) nous indique la dernière demeure de Gustave Le Gray, Palais Aroussi, au 16 rue Souk el Zelat. Quant à la seconde photographie de Fachinelli (N°744), elle représente, avec la vue d'atelier et la vue de l'entrée, la première maison du photographe, située rue Nubar.

Palais Aroussi rue Souk-el-Zelat (dessin de Ingrid Monchy)

Regardons de plus près ces images.
Sur la vue de l'atelier, une grande huile sur toile en cours (1m30x3m) représentant les "tombeaux des califes" est entourée d'une incroyable illustration de l'inventaire après décès de Gustave Le Gray. Le motif central, fenêtre ouverte sur le désert, n'est pas sans rappeler la peinture de Georg Friedrich Kersting (1785-1847), "Caspar David Friedrich in seinem Atelier", 1812. Gustave Le Gray peint d'après une photographie ou aquarelle gondolée par la chaleur posée contre une chambre obscure. Sur la gauche, une cotonnade éuropéenne occulte la moitié de la pièce de réception - espace de rangement ou de repos ? Les bancs arabes servent de chevalet et de desserte ; visiblement on ne reçoit pas grand monde. La colonne centrale évoque son dernier chef-d'oeuvre-testament : photographie de la colonne penchée dans la salle hypostyle à Karnak qu'il a conservé au mur jusqu'à sa mort. La chambre photographique porte le voile comme une cage à oiseaux ; le pied d'atelier ne court plus la campagne.

Karnak. Salle hypostyle
Gustave Le Gray, janvier 1867

Tirage sur papier albuminé d'après un négatif sur verre au collodion - 324 x 419 mm
Titre manuscrit à l'encre en bas à droite sur le montage
Timbre sec "Gustave Le Gray photographe de l'Empereur Paris" en bas au centre sur le montage
© Los Angeles, J. Paul Getty Museum, 95.XM.55

Au sol, deux caisses en bois, petits sarcophages horizontaux, rappellent le râteau photographié dans le jardin de ses parents (on lit encore "Hôtel" sur un des cartouches). Un tabouret arabe, des chiffons à pinceaux sur une couverture de selle, une boîte de négatifs.

Des châssis posés de biais et un réflecteur de lumière cernent la toile en cours dévoilée par un drap replié comme un rideau de théâtre. Sur l'autre banc, une jarre à eau retournée prolonge la farandole des marabouts. Un narguilé, une chambre obscure, deux cannes à portée de main, un mafrash aux motifs de Guls. Le chapeau de gendarme de la porte latérale tronquée se transforme en silhouette d'Anubis pharaonique. L'arrosoir, au premier plan ainsi que le panier (à faire les courses à crédit) se retrouvent sur la seconde photographie. Devant l'entrée coudée, dans un autre coin de la cour, la fumée d'un brasero s'échappe par l'ouverture qui donne sur la rue. Une jeune femme accroupie en khéfié fait la lessive dans une grande bassine en cuivre étamé : vision prémonitoire d'Anaïs Candounia à qui Le Gray a fait un enfant, né en 1883 (l'année où il est grand-père sans le savoir).

Le Caire. Tombeaux des califes
Gustave Le Gray, vers 1861-1862

Tirage sur papier albuminé d'après un négatif sur verre au collodion
Planche de treize images (quatorze épreuves format carte-de-visite)
Panoramique en deux épreuves horizontales -200 x 63 mm
Titre autographe
Ancienne collection du prince Philippe de Belgique, comte de Flandre (1837-1905)
© Paris, Bibliothèque nationale de France, Département des Estampes et de la photographie, acquisition 2001

Déjà on voit venir le temps des mirages : les moulins à vent de Montmartre dominent la vallée des tombeaux. Dans les dunes, les dromadaires militaires portent des petits canons sur leurs bosses. Entre harem et salamik, hallucinations, soupirs et regrets ruminent dans les vapeurs de haschich, des mauvais vins coptes et l'odeur de mangues pourries des ordures. On entend le bourdonnement des mouches, la rumeur de la ville, le caquètement des sabots.

Interrogeons-nous sur l'absence du Maître : refus d'apparaître dans la composition, image prise en son absence ou durant sa sieste derrière le rideau ? La densité des réminiscences et des prémonitions pourrait faire penser que Gustave Le Gray est l'auteur ou le complice de la photographie ; il est seulement l'instigateur du désordre de l'atelier déserté.

Puisse cette découverte ouvrir l'oeil sur d'autres photographies complémentaires, notamment les numéros manquants de Fachinelli, et éclairer un peu la nuit qui entoure l'exil oriental de Gustave Le Gray.

Pierre Marc Richard
Schwabe's Hôtel, Peenemünde,
Août 2008