mardi 10 mars 2009

Gustave Le Gray, Inventaire avant décès ou l'atelier déserté.

par Pierre-Marc Richard

Les recherches consécutives à la découverte de deux photographies d'Egypte apportent quelques précisions sur les divers domiciles de Gustave Le Gray au Caire ainsi qu'une illustration photographique inespérée de sa vie orientale.
Des demeures de Gustave Le Gray, on connaissait deux photographies de Beniamino Fachinelli (Coll. Part.), photographe au Caire de 1882 à 1884. La première photographie (17,4 x 11,3cm), numérotée 740 à l'endroit et à l'envers dans le négatif, porte au dos la mention : "Maison du Cheikh Amed Moussa el Aroussi rue Souk el Zelat", et à l'encre rouge, rayée au crayon : "Corte à Bâb el Seriareia". Il existe des variantes de cette photographie par Pascal Sebah et Légékian. La seconde photographie (17,5 x 12,8cm) numérotée au dos 744 porte la légende : "pris la casa Legray" ainsi que le cachet aveugle "B. Fachinelli Caire". Ces deux clichés représentent deux tartabouch différents (préau dans la cour intérieure de la maison d'environ 7m de large sur 7m de hauteur), or il n'y a jamais deux tartabouch dans ces petits palais du 18eme siècle.
C'est le rapprochement de la vue d'atelier récemment découverte avec la seconde photographie (N°744) qui a permis d'identifier le lieu comme étant le premier domicile de Le Gray et d'y rattacher une autre vue verticale prise dans une autre partie de cette même maison.(voir photos A,B & C).

Plan du Palais Aroussi rue Souk-el-Zelat (deuxième maison de Le Gray)
Sur ce plan on distingue deux habitations. Le Gray a habité celle de droite.


Ainsi, la localisation de la première photographie de Fachinelli (N°740), confirmée par deux photographies publiées en 1933 par Peauty dans son livre "Les Palais du Caire" (dessin D d'après ces deux photographies), ainsi qu'un plan d'architecte sans date ni auteur (dessin E) nous indique la dernière demeure de Gustave Le Gray, Palais Aroussi, au 16 rue Souk el Zelat. Quant à la seconde photographie de Fachinelli (N°744), elle représente, avec la vue d'atelier et la vue de l'entrée, la première maison du photographe, située rue Nubar.

Palais Aroussi rue Souk-el-Zelat (dessin de Ingrid Monchy)

Regardons de plus près ces images.
Sur la vue de l'atelier, une grande huile sur toile en cours (1m30x3m) représentant les "tombeaux des califes" est entourée d'une incroyable illustration de l'inventaire après décès de Gustave Le Gray. Le motif central, fenêtre ouverte sur le désert, n'est pas sans rappeler la peinture de Georg Friedrich Kersting (1785-1847), "Caspar David Friedrich in seinem Atelier", 1812. Gustave Le Gray peint d'après une photographie ou aquarelle gondolée par la chaleur posée contre une chambre obscure. Sur la gauche, une cotonnade éuropéenne occulte la moitié de la pièce de réception - espace de rangement ou de repos ? Les bancs arabes servent de chevalet et de desserte ; visiblement on ne reçoit pas grand monde. La colonne centrale évoque son dernier chef-d'oeuvre-testament : photographie de la colonne penchée dans la salle hypostyle à Karnak qu'il a conservé au mur jusqu'à sa mort. La chambre photographique porte le voile comme une cage à oiseaux ; le pied d'atelier ne court plus la campagne.

Karnak. Salle hypostyle
Gustave Le Gray, janvier 1867

Tirage sur papier albuminé d'après un négatif sur verre au collodion - 324 x 419 mm
Titre manuscrit à l'encre en bas à droite sur le montage
Timbre sec "Gustave Le Gray photographe de l'Empereur Paris" en bas au centre sur le montage
© Los Angeles, J. Paul Getty Museum, 95.XM.55

Au sol, deux caisses en bois, petits sarcophages horizontaux, rappellent le râteau photographié dans le jardin de ses parents (on lit encore "Hôtel" sur un des cartouches). Un tabouret arabe, des chiffons à pinceaux sur une couverture de selle, une boîte de négatifs.

Des châssis posés de biais et un réflecteur de lumière cernent la toile en cours dévoilée par un drap replié comme un rideau de théâtre. Sur l'autre banc, une jarre à eau retournée prolonge la farandole des marabouts. Un narguilé, une chambre obscure, deux cannes à portée de main, un mafrash aux motifs de Guls. Le chapeau de gendarme de la porte latérale tronquée se transforme en silhouette d'Anubis pharaonique. L'arrosoir, au premier plan ainsi que le panier (à faire les courses à crédit) se retrouvent sur la seconde photographie. Devant l'entrée coudée, dans un autre coin de la cour, la fumée d'un brasero s'échappe par l'ouverture qui donne sur la rue. Une jeune femme accroupie en khéfié fait la lessive dans une grande bassine en cuivre étamé : vision prémonitoire d'Anaïs Candounia à qui Le Gray a fait un enfant, né en 1883 (l'année où il est grand-père sans le savoir).

Le Caire. Tombeaux des califes
Gustave Le Gray, vers 1861-1862

Tirage sur papier albuminé d'après un négatif sur verre au collodion
Planche de treize images (quatorze épreuves format carte-de-visite)
Panoramique en deux épreuves horizontales -200 x 63 mm
Titre autographe
Ancienne collection du prince Philippe de Belgique, comte de Flandre (1837-1905)
© Paris, Bibliothèque nationale de France, Département des Estampes et de la photographie, acquisition 2001

Déjà on voit venir le temps des mirages : les moulins à vent de Montmartre dominent la vallée des tombeaux. Dans les dunes, les dromadaires militaires portent des petits canons sur leurs bosses. Entre harem et salamik, hallucinations, soupirs et regrets ruminent dans les vapeurs de haschich, des mauvais vins coptes et l'odeur de mangues pourries des ordures. On entend le bourdonnement des mouches, la rumeur de la ville, le caquètement des sabots.

Interrogeons-nous sur l'absence du Maître : refus d'apparaître dans la composition, image prise en son absence ou durant sa sieste derrière le rideau ? La densité des réminiscences et des prémonitions pourrait faire penser que Gustave Le Gray est l'auteur ou le complice de la photographie ; il est seulement l'instigateur du désordre de l'atelier déserté.

Puisse cette découverte ouvrir l'oeil sur d'autres photographies complémentaires, notamment les numéros manquants de Fachinelli, et éclairer un peu la nuit qui entoure l'exil oriental de Gustave Le Gray.

Pierre Marc Richard
Schwabe's Hôtel, Peenemünde,
Août 2008